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L’erreur de Tithon. La mort de la mort. Mai 2019. Numéro 122.

La Bank of America déclare que la durée de vie humaine pourrait bientôt dépasser 100 ans grâce aux techniques médicales. Titre (traduit) d’un article de la chaîne télévisée américaine CNBC du 8 mai 2019. La seconde banque des États-Unis estime également que ceci va ouvrir un marché financier d’au moins 600 milliards de dollars d’ici 2025.


Thème du mois : Le mythe de Tithon.


Dans la mythologie grecque, Tithon est un prince, être humain d’une grande beauté. Il est tellement beau qu’Éos, la déesse de l’aurore, l’enlève et engendre deux fils avec lui. Éos est une déesse, à la vie sans fin alors que Tithon doit vieillir et mourir comme un humain.

Souhaitant garder Tithon pour toujours, Éos demande à Zeus l’immortalité pour son amant. Zeus la lui accorde, mais il omet volontairement ou il oublie (les versions divergent) de lui accorder la jeunesse éternelle. Tithon vivra alors non pas une vie éternelle surhumaine, mais un vieillissement, un dessèchement sans fin.

L’idée qu’une vie beaucoup plus longue n’est pas un bienfait mais une malédiction est exprimée bien souvent par des opposants aux progrès médicaux. C’est une des nombreuses variantes de croyances selon lesquelles un progrès visible doit obligatoirement avoir pour « contrepoids » des inconvénients au moins aussi importants que les avantages. Dans la tradition grecque, encore très présente au fond de la pensée occidentale, cela illustre l’idée selon laquelle obtenir ce qui ne relève pas de la condition humaine mais de celle des dieux – l’hybris, est un péché de démesure qui peut être sanctionné de la plus sévère des sentences.

Une vie plus longue mais en mauvaise santé, mythes et réalités

Dans la nature, globalement, les êtres vivants qui vivent le plus longtemps, ne sont pas les plus fragiles et les plus décrépits. Que ce soit les baleines, les séquoias ou encore les espèces d’oiseaux comme des albatros et des perroquets qui peuvent vivre beaucoup plus longtemps que la plupart des autres êtres vivants, la durée de vie en bonne santé est longue.

En ce qui concerne l’être humain, il est certain que les dernières années de vie sont généralement vécues dans un état de santé moins bon que le reste de l’existence. Mais, avec les progrès de la longévité, cette situation s’aggrave-t-elle?

D’abord, plus la vie est longue, plus les dernières années de vie en mauvaise santé surviennent tard et moins cela représente une part importante de la durée de vie totale. Les 3 dernières années d’une vie de 90 ans, c’est environ 3 % de la durée de vie. Les 3 dernières années d’une vie de 60 ans, c’est environ 5 % de la durée de vie.

Ensuite, bien des maladies et affections invalidantes du passé sont devenues rares ou presque inexistantes aujourd’hui. Nous ne croisons plus guère en France, en Belgique ou au Canada de vieillards perclus de rhumatismes, obligés de marcher avec une canne ou courbés presque à 90 degrés. Les hommes et les femmes ne meurent plus lentement de tuberculose se traînant d’un sanatorium à l’autre. La fièvre typhoïde dont on mourait ou dont on devenait idiot comme aurait dit Mac Mahon, ne frappe plus guère. De manière générale, les maladies infectieuses ne sont presque plus jamais invalidantes et les affections touchant le système cardiovasculaire ou respiratoire ainsi que les cancers bien soignés permettent une vie en de meilleures conditions qu’autrefois.

Il y a cependant un domaine où les progressions de la durée de vie en mauvaise santé sont importantes, ce sont les maladies neurodégénératives, particulièrement la maladie d’Alzheimer. Les recherches et les soins de santé aujourd’hui ne permettent que de ralentir un peu la maladie. Comme l’environnement social et de santé est meilleur, les femmes et les hommes atteints vivent plus longtemps mais pas en meilleure santé qu’auparavant.

Quelques raisons des croyances en un vieillissement nécessairement de plus en plus en mauvaise santé

Le concept d’année de vie en bonne santé est un concept assez subjectif. Nous sommes beaucoup plus exigeants aujourd’hui que par le passé en ce qui concerne la santé. De plus, nous avons souvent tendance à imaginer un « bon vieux temps » qui n’a jamais existé. Inversement, nous imaginons souvent que des progressions technologiques sont plus nocives qu’elles ne le sont (rappelons-nous combien nos ancêtres avaient peur de l’électricité, des premières locomotives, …). Tout cela est positif car nous sommes plus attentifs à la bonne santé qu’auparavant mais cela conduit à surestimer le temps de vie en mauvaise santé d’aujourd’hui par rapport au passé.

De manière plus générale, comme aujourd’hui, nous n’avons aucun choix, comme nous ne pouvons pas interrompre le mécanisme qui mène à la mort de vieillissement, c’est moins difficile psychologiquement de se dire que ne pas mourir serait pire, que nous en souffririons « mille morts ». Nous sommes comme le renard de la fable d’Esope qui tente d’attraper de beaux raisins et qui, n’y arrivant pas, se dit « Ces raisins doivent être acides ».

Jusqu’ici, pour l’humain (et aussi pour les animaux de laboratoire comme les souris), il reste impossible de dissocier, sauf très temporairement, avancée en âge et usure des corps. L’interruption du vieillissement reste impossible et donc presque inimaginable. Lorsque nous parvenons à l’imaginer, nous n’y arrivons que partiellement, nous envisageons la mort de vieillissement vaincue mais pas le mécanisme de sénescence lui-même.

Enfin, il y a une confusion entre le concept de vieillissement biologique et le concept d’entropie. Beaucoup de gens diront que la dégradation et le vieillissement sont inévitables car tout système dynamique, être vivant ou autre, finit forcément par se « dégrader ». Il est exact que tout doit s’arrêter, s’épuiser un jour, vu l’entropie mais il s’agit d’échelles de temps totalement différentes de l’échelle de temps du vivant. Les espèces vivantes, tels les séquoias ou encore les coraux qui n’ont pas de mécanismes de vieillissement ne « s’épuisent » pas par entropie. Ils ne « s’épuisent » pas non plus comme une montre parvenant au bout de son ressort ou de sa pile.

En effet, les êtres vivants ne sont pas des systèmes « fermés ». Ils absorbent des substances extérieures et ceci peut se faire pendant des millénaires. Les êtres vivants contemporains ne sont pas concernés par l’entropie qui n’aura de conséquence que dans des temps géologiques. Pour des millions et même des milliards d’années à venir, une source d’énergie de facto illimitée vient contrer l’entropie sur notre planète. Il s’agit de l’énergie du soleil.

Une vie amortelle serait presque certainement une vie en bonne santé

Le concept d’amortalité, c’est par définition la suppression des mécanismes de vieillissement provoquant le décès.

Il est théoriquement imaginable que, grâce aux progrès médicaux, un jour, nous parvenions à stopper le mécanisme de vieillissement et empêcher les décès, mais seulement pour des personnes affaiblies par l’âge.

C’est théoriquement imaginable mais, en pratique, très peu probable. Si un jour, nous parvenons à stopper les mécanismes de vieillissement, l’objectif suivant ou concomitant des chercheurs et des corps médicaux sera évidemment d’améliorer la situation physique et mentale des personnes concernées, de permettre une réjuvénation. Lorsque, dans le domaine médical, nous parvenons à vaincre une maladie (sida, cancer, …), nous cherchons aussi à obtenir une convalescence complète et nous y arrivons de plus en plus souvent, même si aujourd’hui, c’est encore pour un temps limité.

Cette évolution est souhaitable pour des questions de qualité de vie des personnes âgées et d’égalité des droits entre jeunes et vieux, mais aussi en termes économiques. Une population en croissance et en mauvaise santé serait bien plus difficile à prendre en charge par la société qu’une population avançant en âge et dont la santé s’améliore.


La bonne nouvelle du mois, une histoire personnelle : Comment je vivrai plus de 57 ans grâce aux progrès médicaux de ces dernières décennies


Le 8 mai 2019 aurait probablement été le dernier jour de l’existence de l’auteur de ces lignes (auteur principal de cette lettre) sans l’efficacité des systèmes de secours et du système de santé belge et sans les progrès technologiques de ces dernières décennies.

J’ai eu la « chance » de faire un infarctus à Bruxelles, où j’habite. L’ambulance que j’avais appelée est venue en quelques minutes et m’a emmené dans un hôpital public proche où des chirurgiens m’ont sauvé la vie par un quintuple pontage coronarien au cours d’une opération de plus de cinq heures. Et moins de vingt jours plus tard, grâce aux soins post-opératoires également brillants et à la chance que j’ai de disposer d’un bon état de santé « restant », je peux avoir des activités sociales normales, marcher des kilomètres… écrire cette lettre.

Je vous avouerais que dans l’ambulance qui m’emmenait vers ma survie, je ne me suis pas demandé si c’était bien moral de bénéficier de progrès médicaux alors qu’une personne habitant loin d’une grande ville en Afrique ou ailleurs serait très probablement morte (ou même toute personne qui n’aurait simplement pas pu atteindre les secours). Il est parfois reproché aux longévitistes d’être égoïstes. En ce sens, j’ai été égoïste. Pour le futur, qui se poursuit pour moi après le 8 mai, comme pour le passé, une de mes préoccupations reste cependant que la longévité concerne tous ceux qui le souhaitent aussi rapidement que possible.

Dans l’ambulance et à l’hôpital, je me suis dit et redit combien aujourd’hui était le meilleur moment de l’histoire de l’humanité pour vivre en meilleure santé. J’ai vu aussi combien les soins, surtout les soins d’urgence, sont remarquables. Je me suis dit aussi, aujourd’hui, plus encore qu’hier, qu’il est urgent de poursuivre les recherches, d’investir plus d’argent dans la lutte contre le vieillissement pour que de plus en plus de gens échappent à une mort « naturelle ». C’est tellement plus utile que de dépenser temps et énergie à des questions administratives, de prestige, à des questions littéralement ou littérairement cosmétiques ou encore à des conflits en comparaisons microscopiques (sachant que je ne suis certainement pas immunisé contre ces « gaspillages d’énergie », même après mon aventure aux confins de la vie!).

Je souhaite que dans un avenir le plus proche possible, ce qui a été possible pour moi le devienne pour tous sans distinction d’âge et de résidence. Je suis persuadé que si les questions de santé, de longévité et plus largement tout ce qui rend l’homme plus résilient, devenaient la priorité incontournable de ce début de 21ème siècle, les progrès pourraient être fulgurants.


Pour en savoir plus :
Voir notamment : Heales.orgsens.orglongevityalliance.org et longecity.org
Photo : Éos (l’Aurore) poursuivant Tithon

 

Longévité et pollution atmosphérique. La mort de la mort. Avril 2019. N° 121. 

 

J’ai grandi en Nouvelle-Zélande et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 12 ans. Je me souviens d’une fois où ma grand-mère est venue nous rendre visite. Je n’avais jamais fréquenté quelqu’un de plus de 60 ans auparavant. Quand elle est arrivée, je me souviens avoir pour la première fois réalisé que, vous savez, quand j’allais jouer avec mon frère, je pouvais courir et être brutale. Mais pour ma grand-mère, seulement se lever d’une chaise, c’était vraiment douloureux. Cela m’a frappé. Oh elle a une maladie, nous devrions essayer de trouver un moyen de la guérir pour qu’elle puisse venir jouer avec nous.

Ensuite je me rappelle avoir demandé à mes parents quelle maladie était-ce. Ils m’ont dit : elle n’est pas atteinte d’une maladie, elle est vieille. Je leur ai demandé  quelle maladie c’était d’être vieux. Ils m’ont dit : Oh, non, non, tu ne comprends pas, c’est un processus naturel. Et en tant qu’enfant, vous vous dites : C’est stupide. Pourquoi y a-t-il un processus naturel que nous devrions tous attraper, une maladie qui nous rend tellement abimés ? Interview de Laura Deming, chercheuse et investisseuse longévitiste de 25 ans. The Fight against Aging. HT Summit 2017 (traduction).


Thème du mois : L’influence de ce que nous respirons sur le vieillissement.


Chaque jour, nous inspirons en moyenne environ 12.000 litres d’air soit 14 kilos. L’air se compose essentiellement d’azote (diazote), d’un tout petit peu de dioxyde de carbone (0,03 %) et d’environ 21 % d’oxygène, cette substance qui nous est indispensable mais qui, durant la majeure partie de l’histoire de la vie, fut un poison violent.

Une molécule de dioxygène qui pénètre dans le système respiratoire suivra un parcours débutant dans la trachée et s’achevant dans le sang, en passant par les alvéoles pulmonaires, c’est-à-dire environ 300 millions de tous petits sacs poreux de 2 millimètres carrés.

Outre les gaz cités, lors de la respiration, nous avalons aussi, de manière involontaire quantité de substances, dont certaines sont nuisibles à notre organisme. La plupart de ces substances seront rejetées soit presque immédiatement lors de l’expiration, soit par la toux ou encore dans le mucus que nous évacuons en nous mouchant. Mais certaines substances nocives s’installent durablement dans notre corps.

Même si le terme « pollution » couvre parfois des substances naturelles (par exemple celles libérées en cas d’éruption volcanique), la présente lettre examinera uniquement les effets nocifs de ce qui est produit par l’activité humaine.

Certaines de ces substances peuvent créer des troubles du système respiratoire ou du système nerveux et même provoquer la mort par effet direct.

C’est le cas des tristement célèbres gaz de combat ou d’extermination utilisés durant les deux guerres mondiales du 20e siècle, mais c’est le cas aussi de nombreuses autres substances chimiques.

Après la seconde guerre mondiale, en Europe, de la pollution atmosphérique pouvant être rapidement létale se développa, notamment suite à l’utilisation de charbon – qui dégage du dioxyde de soufre. Ainsi, ce qui fut appelé le grand smog de Londres durant l’hiver de 1952 (une pollution si forte que la visibilité fut parfois réduite à quelques mètres) provoqua la mort de milliers de personnes.

Globalement, aujourd’hui, la dispersion de produits ayant des effets si nocifs qu’ils conduisent  rapidement à la mort est rare. Des décès restent néanmoins à déplorer, principalement dans le cas d’accidents. La législation contemporaine à ce sujet est assez protectrice et une catastrophe comparable à ce qui s’était déroulé à Bhopal en 1984 avec plusieurs milliers de morts a peu de risques de se reproduire.

Une autre forme de pollution atmosphérique qui a quasiment disparu aujourd’hui est la pollution radioactive à doses fortes. Durant trois décennies, de 1945 à 1974, des centaines d’essais nucléaires furent réalisés en plein air libérant dans l’atmosphère des substances radioactives en quantité et selon des modalités que nous ne pourrions plus imaginer aujourd’hui. Il y eut notamment une centaine de tests nucléaires américains à 100 kilomètres de Las Vegas et un test nucléaire soviétique avec une arme 1.580 fois plus puissante que les bombes d’Hiroshima et Nagasaki réunies.

Mais ce qui reste fort présent, et même parfois s’accroît, en Europe et plus encore en Asie, c’est la pollution due à des particules dites particules fines. Ces particules mesurant moins d’un millième de millimètre (un micromètre, familièrement un micron, symbolisée par le µ) s’introduisent jusqu’aux alvéoles pulmonaires. Les plus petites particules, plus nocives encore, peuvent même franchir les alvéoles et passer dans le sang. Lorsque ces particules s’accumulent, elles peuvent provoquer des inflammations, des maladies cardiovasculaires, des maladies respiratoires dont des cancers.

Par le passé, des particules de très petite taille ont déjà causé de nombreux décès (et en causent encore) comme dans le cas de la silicose des mineurs et celui de l’amiante.

Une très grande partie de la pollution par particules fines provient de substances diffusées à l’intérieur des habitations suite à la cuisson ou au chauffage. Selon l’OMS, cette pollution cause 3,8 millions de morts par an. Elle est peu abordée dans les médias de nos pays car elle concerne presque exclusivement les habitants des pays pauvres. Des progrès économiques et technologiques permettraient d’en diminuer rapidement l’impact pour autant que les choix de développement visent les populations défavorisées.

Toujours selon l’OMS, la pollution atmosphérique extérieure, qui elle, touche également les habitants des pays riches, cause 4,2 millions de morts, la majorité en Asie surtout en Inde et en Chine. Dans des pays comme la France, cette pollution tend à diminuer mais de manière assez lente.

L’effet de la pollution atmosphérique sur l’espérance de vie

L’impact important affirmé sur l’espérance de vie doit être précisé. Le nombre de morts comptabilisé par l’OMS, ce sont des morts « prématurées ». Théoriquement, une mort peut être « prématurée » seulement de quelques semaines ce qui a un impact faible sur l’espérance de vie.

D’autres études ne citent pas seulement des morts prématurées, mais fixent une perte moyenne d’espérance de vie importante, par exemple de 10 ans à New Delhi. Une étude de 1995 mesure l’impact de la pollution atmosphérique sur la mortalité comparée dans des villes des Etats-Unis. Cet impact est net, même si clairement plus faible que l’impact de la consommation de tabac. Cependant, lorsque l’on compare aujourd’hui les villes et régions où la pollution est plus forte avec d’autres villes et régions similaires mais moins polluées, les différences sont faibles et pas toujours en faveur des zones moins polluées.

Ainsi, la Flandre et les Pays-Bas ont une pollution atmosphérique beaucoup plus forte que d’autres régions, mais la durée de vie n’y est pas plus courte. Les habitants d’une grande ville assez polluée comme Bruxelles, malgré qu’ils soient plus pauvres que les habitants de la Wallonie vivent plus longtemps (espérance de vie en 2017 de 81,2 ans à Bruxelles et de 79,8 ans en Wallonie). La ville-région où la durée de vie est la plus longue au monde à savoir Hong Kong (espérance de vie de 84 ans en 2018) est aussi une ville avec une très forte pollution atmosphérique. L’état de Delhi, où la pollution est l’une des plus élevées du monde, est le second état de l’Inde pour la durée moyenne de vie (73 ans contre 67 ans pour la moyenne indienne).

La Nouvelle-Zélande est une des régions du monde où la pollution atmosphérique est la plus faible et c’est un pays avec un niveau de vie élevé et une bonne couverture sociale. Dans ce pays, l’espérance de vie (82 ans) est similaire à celle de pays équivalents où la pollution est forte.

Alors que le fait de fumer ou pas, d’être obèse ou pas, de vivre dans un pays riche ou pas, a un effet mesurable dans les statistiques relatives à l’espérance de vie, la variable pollution est peu visible sur le plan des comparaisons statistiques. Il y a pourtant peu de doutes que respirer des particules fines soit nocif. Le plus probable est que le taux de mortalité provoqué soit moindre qu’estimé aux doses actuelles de pollution. Une surestimation des effets néfastes d’actions anthropiques est assez courante dans le monde contemporain, alors que dans le passé, ces effets pouvaient être sous-estimés. Il se pourrait aussi que, globalement, vivre dans des grandes villes, généralement plus polluées que les campagnes, présente par ailleurs des avantages de santé (meilleure couverture médicale et sociale, vie plus active…).

Le mystère des supercentenaires s’expliquerait-il par l’air du temps?

Ce qui précède concerne l’impact de la pollution sur l’espérance de vie moyenne, pas sur la durée de vie maximale. La pollution atmosphérique pourrait bien être un des facteurs d’explication du « mystère des supercentenaires« , à savoir le fait que la durée de vie maximale des femmes et des hommes ne progresse plus depuis des décennies. Il se pourrait que l’accumulation de microparticules et l’effet prolongé de l’exposition à des substances toxiques anthropiques contrebalance les progrès médicaux.

Il y a peut-être même un « tueur silencieux » que nous n’avons pas encore détecté et qui a un effet surtout sur le très long terme. Il pourrait s’agir de matières à la toxicité peu connue qui se combineraient progressivement dans le corps pour former des « cocktails » toxiques.

Cependant, dans cette hypothèse, il reste à expliquer pourquoi il n’y a pas de longévités extrêmes plus longues dans les zones les moins polluées de la planète ayant une bonne couverture médicale. Selon l’OMS, seuls 9 % de la population du globe vit dans des zones exposées à une pollution moindre que les normes conseillées. Il s’agit notamment de la Nouvelle-Zélande déjà citée, où pourtant la personne la plus âgée vivante actuellement n’a « que » 110 ans, alors que, par exemple, la bruxelloise la plus âgée a 111 ans.

Des recherches à poursuivre pour un but commun : une vie en bonne santé beaucoup plus longue qu’autrefois

Comme il a été écrit dans cette lettre, bien du chemin reste à parcourir dans la recherche relative aux pollutions atmosphériques. Un des aspects les plus inconfortables de la recherche concernant les substances toxiques est la question des faibles doses. Selon certains, toute dose de certaines substances est nocive sans qu’il n’y ait d’effet de seuil; selon d’autres, des produits nocifs à fortes doses n’ont pas d’effet, voire même ont un effet positif (hormèse) à faibles doses.

Les débats à ces niveaux sont sensibles. Les partisans du « laisser faire » sont prompts à affirmer qu’il y a exagération des risques et utiliseront rapidement les doutes quant aux effets à moyen et long terme des faibles doses pour refuser toute mesure. Il en va particulièrement ainsi pour l’exposition à des particules fines. Ce refus est d’autant plus « tentant » pour certains que les zones les plus polluées sont globalement les plus pauvres.

Dans ce domaine comme dans d’autres, le principe de précaution doit s’appliquer dans un sens proactif. Il ne s’agit pas de ne rien faire et d’interdire les changements, mais bien d’examiner, de mieux comprendre puis de prévenir les impacts négatifs et positifs des substances libérées dans l’air tant par les technologies existantes que par celles envisagées. Des lettres mensuelles prochaines pourront aborder le sujet pour fournir plus d’information.

C’est notamment par une meilleure hygiène et de meilleures conditions environnementales que la durée de vie moyenne a été plus que doublée depuis le 19e siècle. La diminution de la pollution atmosphérique a joué un rôle positif jusqu’ici. Eviter l’exposition à de nouveaux éléments nocifs issus des progrès technologiques, voire, qui sait, découvrir un jour des éléments respirables utiles, concerne des millions de vies aujourd’hui et demain et est un des aspects indispensables de la réflexion pour une vie en bonne santé beaucoup plus longue.


La bonne nouvelle du mois : Undoing Aging à Berlin, la plus grande conférence scientifique longévitiste à ce jour


Du 28 au 30 mars, s’est tenu à Berlin, Undoing Aging, la conférence avec le plus grand nombre de participants qui se soit jamais tenue concernant les perspectives en matière de recherche pour une vie en bonne santé beaucoup plus longue. Les scientifiques parmi les plus réputés n’ont pas seulement échangé entre eux mais aussi avec des journalistes, des activistes et de nombreux investisseurs potentiels. Attention cependant, affirmer que les géants de la Silicon Valley veulent tous « vaincre la mort » et en sont proches est exagéré. Si le bouillonnement d’idées, d’enthousiasmes et de bonnes volontés de Berlin et d’ailleurs est utile et se répand, les investissements actuels devront croître, particulièrement ceux des instances publiques.


Pour en savoir plus :

 

 

L’Union européenne et la longévité. La mort de la mort. Mars 2019. N° 120. 

Le monde va changer. Le potentiel de la durée de vie d’une personne en général est important. Selon les estimations les plus conservatrices, une personne peut vivre au moins 120 ans si elle ne raccourcit pas sa propre vie et si les circonstances ne raccourcissent pas sa vie. Déclaration de la ministre de la santé Veronika Skvortsova à la suite de la réunion du Présidium du Conseil présidentiel pour le développement stratégique et les projets prioritaires. (Traduction, source agence TASS, 10 juillet 2018).


Thème du mois : L’Europe et la longévité


Dans aucun ensemble démographique de taille similaire, les citoyens ne vivent aussi longtemps que dans l’Union européenne. La couverture médicale et de sécurité sociale y assure une vie de plus en plus longue.

Alors que les recherches les plus affirmées dans le champ de la longévité et les scientifiques les plus renommés se trouvent souvent aux Etats-Unis et que la part du PIB consacrée à la santé y est bien plus élevée, l’Europe est plus avancée pour la longévité.

En Asie du Sud-est, la croissance de l’espérance de vie est plus rapide qu’en Europe, mais seuls un petit nombre de pays (le Japon, la Corée du Sud et Singapour) dépassent actuellement les pays européens.

La recherche scientifique européenne pourrait permettre des progrès considérables dans un avenir guère éloigné. Voici quelques raisons de l’envisager.

Une législation lourde, mais qui permet des recherches scientifiques

Nous vivons dans un monde d’une extraordinaire complexité juridique. C’est particulièrement le cas en Europe. Cette complexité est notamment motivée par un équilibre instable entre le souci de la protection des citoyens et la défense des intérêts économiques et sociaux de groupes. Un des aboutissements, probablement temporaire, de cette complexité est le célèbre RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) entré en vigueur en mai 2018. En résumant à l’extrême, il peut être dit que le but de la législation est d’empêcher les usages illégitimes et non souhaités des données générées par les citoyens.

Ce texte complexe -et dont les modalités d’application varient selon les Etats- ne vise donc pas à interdire l’échange et l’utilisation des données pour des buts légitimes et particulièrement pour la recherche scientifique. En principe, c’est même le contraire, le RGPD vise à créer un cadre favorisant les échanges légitimes. Par exemple, pour la recherche, le règlement européen (dans un « considérant ») mentionne explicitement Souvent, il n’est pas possible de cerner entièrement la finalité du traitement des données à caractère personnel à des fins de recherche scientifique au moment de la collecte des données. Par conséquent, les personnes concernées devraient pouvoir donner leur consentement en ce qui concerne certains domaines de la recherche scientifique, dans le respect des normes éthiques reconnues en matière de recherche scientifique.

Vu la lourdeur et la longueur du règlement lui-même et surtout des millions de pages de textes d’applications, commentaires de doctrine, décisions judiciaires,… qui en découleront, il n’est pas du tout certain que les échanges seront facilités (voir par exemple la situation en Belgique). Par contre, le principe clair de la protection des données par rapport à des usages illégitimes peut mener à un accord plus large des citoyens pour mettre à disposition les données de santé dans des buts de recherche. C’est important que les citoyens soient informés de l’usage à utilité collective car ils fourniront alors des données plus sincères. De plus, un soutien collectif est important, particulièrement dans un environnement démocratique.

A propos du soutien de la population, un sondage rendu public au cours de ce mois de mars 2019 en Belgique a donné un résultat impressionnant : 94 % des citoyens belges sont en faveur de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine de la science et de la santé et 56 % sont disposés à mesurer et partager les données médicales via l’I.A.

La mise en commun de données génétiques

Des dizaines de millions de personnes dans le monde ont déjà été séquencées. La plus grande partie de ces séquençages (normalement interdit sauf raison médicale pour les personnes résidant en France) est malheureusement très partielle et effectué par des sociétés privées, la plus connue étant 23 and Me.

Mais il y a aussi des séquençages dans des buts de recherche médicale et scientifique effectués avec financement et organisation publics. C’est en Europe que cela se fait le plus. Des projets de grande ampleur ont été réalisés ou sont en cours de réalisation notamment en Estonie, en Islande, au Royaume-Uni et en France (Plan génomique 2025). Un élément clef que pourrait permettre l’Union européenne est l’interconnexion entre ces données. En avril 2018, la Commission européenne a annoncé que 13 pays européens avaient signé une déclaration pour permettre l’accès transfrontalier à leurs informations génomiques pour avoir au moins un million de génomes séquencés en 2022. En moins d’un an, 7 pays européens se sont déjà joints à l’initiative.

La facilitation de la recherche par la couverture médicale et de santé

Les Etats de l’Union européenne ont chacun un système de santé assez performant, une couverture médicale dense à très dense, des systèmes de mise en commun des données statistiques différents mais efficaces. La diversité des populations, des habitudes alimentaires, sociales, culturelles, les déplacements de population, la multiplicité des systèmes de rapportage des informations médicales et sociales sont autant d’aspects qui peuvent se révéler utiles pour découvrir des pistes dans le domaine de la longévité, grâce à l’analyse des données

Les chercheurs européens et leur utilisation de l’intelligence artificielle

L’Union européenne est la région du monde avec le plus de scientifiques, particulièrement dans le domaine médical et le tissu le plus dense d’institutions et d’entreprises dans les domaines de la santé. Pour les recherches scientifiques, la Suisse est un des Etats étroitement associés, par exemple via le CERN. Une association similaire devrait être possible pour le Royaume-Uni si sa sortie de l’Union européenne est confirmée.

Pour ce qui concerne l’intelligence artificielle, l’Union européenne n’est pas en avance dans ce domaine, mais pas particulièrement en retard non plus, quoi qu’en disent certains pessimistes. De plus, l’Europe est en pointe dans la réflexion éthique mais aussi pratique notamment à travers l’European AI Alliance, un forum engagé dans une discussion large sur tous les aspects du développement de l’intelligence artificielle et de ses impacts.

La recherche de longévité

Les recherches européennes et des Etats-membres dans le domaines du cancer et des maladies neurodégénératives sont nombreuses, performantes et souvent financées publiquement. Le seul aspect qui manque encore dans les institutions publiques, c’est la prise de conscience de l’universalité du mécanisme de vieillissement et de la nécessité de le combattre. Cette prise de conscience est encore limitée à certaines organisations privées principalement aux Etats-Unis.

Un des avantages d’une prise de conscience rapide serait que les connaissances acquises pour une vie beaucoup plus longue en bonne santé seraient plus collectives, plus accessibles à tous plus rapidement, européens ou non-européens. La situation actuelle en Europe n’a probablement jamais été aussi propice pour cela qu’aujourd’hui.


Les bonnes nouvelles du mois : Avancée dans la compréhension de la régénération. Création d’une académie internationale pour les recherches de longévité.


Des chercheurs de Harvard ont découvert le processus génétique qui contrôle le mécanisme de régénération de vers marins capables de faire « repousser » jusqu’à la moitié de leur corps. La compréhension de ces mécanismes est une des pistes fondamentales pour la médecine régénératrice humaine des années et décennies à venir.

L’Academy for Health & Lifespan Research a été créée en février 2019. Elle accueille certains des plus prestigieux chercheurs dans le domaine de la longévité.  L’académie vise, notamment par l’organisation de conférences, à sensibiliser le grand public aux progrès de la recherche et à encourager des investissements publics et privés accrus dans la recherche sur l’espérance de vie et la longévité en santé partout dans le monde.


Pour en savoir plus:

Les télomères. La mort de la mort. Février 2019. N° 119.

Dépasser les limites connues de notre biologie pour prolonger la vie jusqu’à des extrêmes encore inatteignables est un rêve peut-être aussi vieux que l’humanité, mais nous disposons pour la première fois aujourd’hui d’outils adaptés pour le réaliser dans un proche futur. Les gènes et la longévité. Les défis de la science (publication du journal Le Monde). Page 11. 2018.


Thème du mois. Les limites de divisions cellulaires, cause ou effet du vieillissement ?


Aux extrémités de nos chromosomes, il y a une partie « non codante », n’ayant pas d’utilité directe connue, il s’agit des télomères. A chaque division cellulaire normale, une partie de ce télomère disparait. Lorsque le nombre de divisions a été important, l’ensemble de cette zone non codante a disparu et la cellule ne peut plus se diviser correctement. La limite du nombre de divisions (une cinquantaine pour une cellule humaine ordinaire) est appelée « limite de Hayflick« , du nom d’un biogérontologue qui découvrit ce mécanisme en 1965.


Cette limite ne concerne pas toutes les cellules. Les cellules-souches y échappent, mais aussi, malheureusement des cellules cancéreuses. Ainsi, les cellules d’Henrietta Lacks, décédée en 1951 d’un cancer foudroyant sont utilisées dans des milliers de laboratoires et se reproduisent toujours, presque 70 ans après sa mort, sans limitation.

Beaucoup ont vu dans la limite de division cellulaire la cause majeure du vieillissement. Lorsque les cellules ne peuvent plus se reproduire correctement, l’ensemble de l’organisme se dégrade petit à petit, inéluctablement. D’ailleurs, Leonard Hayflick lorsqu’il testa la limite des divisions cellulaires, s’était aperçu que les cellules des personnes plus âgées se divisaient moins souvent.

Des animaux qui ont des télomères qui se conservent plus longtemps ont une durée de vie plus longue (par exemple chez les chiens ou les oiseaux). De même, il y a une corrélation entre longueur de télomères et espérance de vie chez les humains.

Dans le cadre de cette explication du vieillissement, il y a une bonne nouvelle. La longueur des télomères peut être influencée de diverses manières. Ainsi, la télomérase est une enzyme qui, lors de la division cellulaire, permet le maintien de la longueur du chromosome en ajoutant une structure spécifique à chaque extrémité Certaines sociétés vendent des produits contenant de la télomérase, censé favoriser une vie plus longue.

La personne la plus célèbre parmi les expérimentateurs dans le domaine de la longévité, Liz Parrish a effectué en 2015 une thérapie génique. Le gène de la télomérase humaine (hTERT) qui régule à la hausse l’activité de l’enzyme télomérase a été injecté à plusieurs endroits pour faciliter sa dissémination dans tout le corps. Liz Parrish affirme que la longueur de ses télomères s’est considérablement allongée, ce qui établirait un rajeunissement biologique, pour cet aspect, de plus de vingt ans.

Malheureusement, les mécanismes du vieillissement sont un phénomène complexe. Un célèbre article scientifique intitulé « The Hallmarks of Aging » considère qu’il y a neuf causes principales du vieillissement. Aubrey de Grey de SENS en compte 7. Dans les deux théories, la question de la longueur des télomères ne concerne qu’une partie de ces causes. Il est donc très peu probable que l’allongement des télomères ait un effet fondamental en matière de longévité.

Mais même un effet positif qui ne ferait gagner « que » quelques années de vie est assez incertain. Il en va de la longueur des télomères comme de bien des aspects liés au vieillissement. Le sens de la causalité n’est pas certain. Ainsi, la décoloration des cheveux et les rides sont des conséquences et non des causes de la diminution des capacités dues à l’âge. Trouver un moyen de conserver la longueur des télomères pourrait donc être sans conséquence importante sur les autres aspects de la sénescence.

De plus, un des aspects principaux du vieillissement, c’est la dégradation neurologique (maladie d’Alzheimer notamment). Or, les neurones se divisent très peu ou pas.

Enfin, pour certain des partisans des théories des 7 ou 9 origines de la sénescence, ces causes forment un ensemble interdépendant et s’attaquer à l’une ou l’autre cause sans attaquer les autres sera sans réel effet. Un peu comme une voiture ne peut fonctionner si un seul élément ne fonctionne pas (une voiture ne roule pas sans essence, sans pneus, sans transmission,…), un corps humain ne peut fonctionner dans la durée que si une solution est trouvée pour toutes les causes.

Il est certain que beaucoup, voire tous les aspects de la sénescence, sont étroitement liés. Il est certain aussi que, pour ce qui concerne la durée de vie maximale, nous ne progressons plus ces dernières années malgré tous les progrès médicaux. Il est donc quasiment certain que les recherches à venir seront multidisciplinaires et complexes. Elles seront donc passionnantes d’un point de vue intellectuel et scientifique, outre leur immense utilité potentielle.


La bonne nouvelle du mois : encore un fonds pour la longévité


Un nouveau fonds pour investir dans les entreprises qui travaillent dans le domaine du vieillissement a récemment été lancé, le Longevity Vision Fund, un fonds de 100 millions de dollars. Selon Fight Aging, d’après ce qui a été dit et ce qui a été présenté à la conférence Longevity Leaders à Londres du 4 février 2019, il semble bien que les directeurs du Longevity Vision Fund souhaitent suivre les traces de Juvenescence, en se concentrant initialement sur la découverte de petites molécules pharmaceutiques.


Pour en savoir plus:

photo : un chromosome et ses télomères

¿ Viva la muerte ? La mort de la mort. Janvier 2019. N° 118.

Ludovic Mercier, journaliste : Dans une chanson, Freddie Mercury chantait « Qui veut vivre pour toujours ?« 
Aubrey de Grey. On peut se poser la question ! C’est comme demander à la cantonade : “Qui veut un million d’euros ?”. Tout le monde le veut mais personne n’ose répondre. Les gens aiment rendre cela trivial, car ça leur permet de ne pas s’investir émotionnellement. Comme la fenêtre de temps pour ce genre de recherches est très incertaine, comme pour toute technologie pionnière, ils mettent cela à distance. Mais au fond, personne ne veut développer un Alzheimer. Personne ne veut que quelqu’un d’autre développe un Alzheimer. Et tout le monde voudrait qu’il y ait un remède. Je crois que ça vous donne la réponse à la question. Nice-Matin, 18 décembre 2018.


Thème du mois : mortalisme, thanatophilie, dolorisme


De quoi s’agit-il ?

Jamais au grand jamais, pour l’immense majorité des humains et à l’égard de la grande majorité des humains, nous ne souhaiterons la mort d’une autre personne.

Si nous apercevons une personne en danger de mort et que nous sommes seuls à pouvoir agir, la plupart des femmes et les hommes tenteront de la sauver même s’il y a un petit risque pour sa propre vie, même si c’est quelqu’un que l’on n’a jamais rencontré et même si c’est quelqu’un que nous n’aimons pas.

Le droit à la vie humaine est instinctivement sacré, dépassant tous les autres droits et nos agissements, dans ces cas-là, sont instinctifs.

Mais même si notre acte était raisonné, si nous étions avertis « Dans 10 minutes, vous allez être confronté à une situation où une personne est en danger de mort », nous agirions de même sauf que nous hésiterions probablement plus à risquer notre vie.

De même si l’annonce précisait: « Vous verrez une dame âgée de 80 ans qui tombera à l’eau », peu d’entre nous se diraient « 80 ans, c’est bien assez, il faut faire de la place pour ses petits-enfants. D’ailleurs cette dame n’a plus rien à apporter à la société. Qu’elle se noie ! ».

Cependant, ce type d’argument est utilisé abondamment par les opposants à la longévité pour expliquer pourquoi les personnes âgées considérées collectivement, abstraitement, ne doivent pas vivre plus longtemps.

Il ne s’agit pas dans cette lettre de s’étendre sur la validité des arguments, mais de comprendre pourquoi des citoyens, très respectueux des citoyens âgés individuellement, ne souhaitent pas les sauver collectivement.

Un mort, c’est un drame, un million de morts, une statistique.

Cette expression attribuée à Joseph Staline est la première dimension du paradoxe.

Durant presque toute l’histoire de l’humanité, nous avons vécu en groupes de petite taille. La solidarité s’y exprimait surtout par rapport à des personnes que nous côtoyions tous les jours. Ensuite, depuis qu’existent les civilisations, les échanges se sont élargis, mais les solidarités continuaient à s’exprimer, principalement avec des personnes avec qui nous étions en contact direct. Plus récemment, les solidarités se sont encore étendues vis-vis de personnes qui nous sont étrangères, mais avec des éléments d’identification. Les victimes d’un tremblement de terre ou d’une autre catastrophe naturelle peuvent être lointaines, mais des photos ou des films les rendent identifiables et le caractère exceptionnel nous mobilise.

Par contre, des causes de souffrance ou de mortalité qui existent depuis longtemps, sont moins mobilisatrices, que ce soit des maladies comme la malaria ou les affections liées au vieillissement.

Un mort identifiable, c’est un drame, un mort inconnu, c’est un simple concept.

Lorsque des technologies nouvelles permettent de sauver des vies, nous ne savons généralement pas d’avance quelles seront les personnes sauvées. Les vies épargnées le sont, de manière abstraite. De plus, les résultats des recherches n’apparaissent pas rapidement. Les découvertes médicales de demain ne donnent souvent des résultats qu’après-demain. Enfin, les décès suite au vieillissement sont un mécanisme lent, progressif, universel et aujourd’hui encore inéluctable.

Une expression parfois entendue pour parler de la mobilisation médiatique par rapport à des décès et donc par rapport à l’énergie mise pour les éviter est la loi du mort-kilomètre. Plus un décès est proche, plus il est médiatisé. En réalité, ce qui joue plus encore, c’est la capacité à créer de l’émotion. Les néerlandophones utilisent un mot spécifique aibaarheidsfactor qui pourrait être traduit par facteur de sympathie (« caressabillité »). Plus une personne en danger de mort est « photogénique », plus nous nous en préoccupons, jusqu’à l’absurde et au malsain (un enfant tombé dans un puits mobilisant des dizaines de caméras et des millions de personnes ne pouvant en rien l’aider). Inversément, moins la personne est “photogénique”, plus son risque de décès est banal, moins la mobilisation sera importante.

Les progrès médicaux sont incertains

Pour revenir à l’exemple individuel donné dans cette lettre, si nous nous trouvions devant une personne en danger de mort, mais sans certitude de pouvoir la sauver, nous tenterions quand même de la sauver, probablement avec plus d’énergie que si cela avait été une certitude.

Par contre, lorsqu’il s’agit de sauver des personnes indéterminées sans avoir de certitude, l’énergie est moindre.

Dolorisme

Le dolorisme concerne celles et ceux qui se complaisent dans leur douleur, qui y trouvent plaisir et justification. Tout dolorisme n’est pas lié à la mort et des progrès médicaux ont eu lieu dans l’atténuation des souffrances, mais la dimension d’une sorte « d’accomplissement » par une fin douloureuse reste forte.

Des milliers de pages ont été écrites par tous ceux qui considèrent que la mort en général et la mort par vieillissement en particulier est ce qui donne du sel à la vie. Il faut remarquer que, chez la plupart des croyants, ce point de vue de la beauté d’une vie courte et douloureuse est assorti d’un immense paradoxe puisque, après la mort, il y a une vie éternelle et souvent paradisiaque (chrétiens, musulmans, juifs) ou un retour à des cycles qui peuvent être innombrables et extrêmement longs (bouddhistes, hindouistes).

Comme déjà écrit, sauf dans de très rares cas, ce raisonnement est d’abord un raisonnement collectif. Presque personne ne prétend souhaiter la mort de ses parents ou de ses proches. C’est également un raisonnement affecté d’un biais de statu quo. Presque personne ne prétend que la vie serait meilleure si elle était plus courte, aussi courte que ce qu’elle était il y a deux siècles, par exemple. Par contre, beaucoup s’opposent à allonger la vie « démesurément ».

Mortalisme et thanatophilie

Pour désigner ceux qui souhaitent que la vie ne soit pas (trop) allongée par les progrès médicaux; les anglophones longévitistes utilisent généralement le terme Deathism qui peut être traduit par mortalisme. Il s’agit de l’acceptation de la mort (par vieillissement) qui n’est pas seulement perçue comme inévitable, mais aussi comme nécessaire, un moment désagréable à passer mais dont le bénéfice existe.

Le terme thanatophilie peut aussi être utilisé dans un sens qui met plus l’accent sur le désir de mort. Ceux qui estiment la mort nécessaire diront cependant généralement qu’ils s’agit d’un évèmement utile, mais pas désirable en soi.

Théorie de la gestion de la terreur – Mortality salience

En fait, il est envisageable que la raison profonde qui pousse à être mortaliste, c’est que nous n’avons, aujourd’hui, pas le choix. Si nous échappons aux autres causes de mortalité (qui deviennent de plus en plus rares), nous mourrons de vieillesse. Mourir de vieillesse est un sort insoutenable et inévitable. Le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face (La Rochefoucauld). Donc, en même temps, nous tentons d’oublier notre sort final et nous tentons de le transformer en quelque chose de positif. Attention, ce processus est inconscient. Lorsque nous commençons à nous en rendre compte, son impact diminue. Ce phénomène, abordé dans une lettre de 2010, est appelé Théorie de la gestion de la terreur ou encore Mortality salience.

C’est nécessaire à notre équilibre psychologique que nous sachions vivre avec l’inéluctable. Mais aujourd’hui, alors que nous progressons dans la lutte contre les maladies liées au vieillissement, être apologétique de la mort de vieillesse et des douleurs causées par la sénescence peut avoir pour effet de ralentir les recherches contre le vieillissement.

Conclusion

Si vous lisez cette lettre durant une journée de 2019, au cours des dernières 24 heures, environ 110.000 personnes sont mortes de maladies liées au vieillissement. Elles sont souvent décédées dans des conditions que vous n’imposeriez pas à votre pire ennemi si vous en aviez la possibilité.

Si vous lisez cette lettre quelques décennies après 2019, peut-être que le vieillissement a rejoint la peste, le choléra, les famines, dans le grand concert des souffrances devenues de plus en plus rares.

Le théologien Reinhold Niebuhr, dans sa Prière de la Sérénité, demandait la grâce d’accepter les choses qui ne peuvent être changées, (d’avoir) le courage de changer celles qui devraient l’être, et la sagesse de les distinguer l’une de l’autre.

Les progrès technologiques vertigineux rendent ces distinctions plus complexes. Il faut accepter avec sérénité la situation d’aujourd’hui, et tenter de la changer demain. Une mobilisation médiatique et psychologique entraînant des progrès scientifiques, environnementaux, d’hygiène, d’investissements sociaux,… pourrait permettre à des millions de femmes et d’hommes âgés de vivre mieux et plus longtemps dans un avenir pas si lointain. Peut-être même  pourrons-nous mieux accepter les souffrances d’aujourd’hui en sachant que demain nous les subirons moins.


La bonne nouvelle du mois : Plus de moyens financiers pour les recherches pour la longévité


Comme l’indique l’excellent périodique en ligne Fight Aging, de plus en plus d’argent est investi dans des entreprises de biotechnologie dans le domaine de la science de la longévité.

Il y a des fonds de capital-risque traditionnels, comme le Longevity Fund, des fonds technologiques comme Kizoo Technology Ventures et Felicis Ventures, il existe aussi des sociétés de capital-investissement et de développement commercial (private equity / business development companies) comme Juvenescence et Life Biosciences.

Ce sont des centaines de millions de dollars et d’euros qui sont investis dans des buts lucratifs, mais aussi pour des progrès de santé potentiellement utiles à tous, surtout si les pouvoirs publics se mettent également à investir pour notre avenir, celui de nos enfants, voire celui de nos parents.


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