L’erreur de Tithon. La mort de la mort. Mai 2019. Numéro 122.

La Bank of America déclare que la durée de vie humaine pourrait bientôt dépasser 100 ans grâce aux techniques médicales. Titre (traduit) d’un article de la chaîne télévisée américaine CNBC du 8 mai 2019. La seconde banque des États-Unis estime également que ceci va ouvrir un marché financier d’au moins 600 milliards de dollars d’ici 2025.


Thème du mois : Le mythe de Tithon.


Dans la mythologie grecque, Tithon est un prince, être humain d’une grande beauté. Il est tellement beau qu’Éos, la déesse de l’aurore, l’enlève et engendre deux fils avec lui. Éos est une déesse, à la vie sans fin alors que Tithon doit vieillir et mourir comme un humain.

Souhaitant garder Tithon pour toujours, Éos demande à Zeus l’immortalité pour son amant. Zeus la lui accorde, mais il omet volontairement ou il oublie (les versions divergent) de lui accorder la jeunesse éternelle. Tithon vivra alors non pas une vie éternelle surhumaine, mais un vieillissement, un dessèchement sans fin.

L’idée qu’une vie beaucoup plus longue n’est pas un bienfait mais une malédiction est exprimée bien souvent par des opposants aux progrès médicaux. C’est une des nombreuses variantes de croyances selon lesquelles un progrès visible doit obligatoirement avoir pour « contrepoids » des inconvénients au moins aussi importants que les avantages. Dans la tradition grecque, encore très présente au fond de la pensée occidentale, cela illustre l’idée selon laquelle obtenir ce qui ne relève pas de la condition humaine mais de celle des dieux – l’hybris, est un péché de démesure qui peut être sanctionné de la plus sévère des sentences.

Une vie plus longue mais en mauvaise santé, mythes et réalités

Dans la nature, globalement, les êtres vivants qui vivent le plus longtemps, ne sont pas les plus fragiles et les plus décrépits. Que ce soit les baleines, les séquoias ou encore les espèces d’oiseaux comme des albatros et des perroquets qui peuvent vivre beaucoup plus longtemps que la plupart des autres êtres vivants, la durée de vie en bonne santé est longue.

En ce qui concerne l’être humain, il est certain que les dernières années de vie sont généralement vécues dans un état de santé moins bon que le reste de l’existence. Mais, avec les progrès de la longévité, cette situation s’aggrave-t-elle?

D’abord, plus la vie est longue, plus les dernières années de vie en mauvaise santé surviennent tard et moins cela représente une part importante de la durée de vie totale. Les 3 dernières années d’une vie de 90 ans, c’est environ 3 % de la durée de vie. Les 3 dernières années d’une vie de 60 ans, c’est environ 5 % de la durée de vie.

Ensuite, bien des maladies et affections invalidantes du passé sont devenues rares ou presque inexistantes aujourd’hui. Nous ne croisons plus guère en France, en Belgique ou au Canada de vieillards perclus de rhumatismes, obligés de marcher avec une canne ou courbés presque à 90 degrés. Les hommes et les femmes ne meurent plus lentement de tuberculose se traînant d’un sanatorium à l’autre. La fièvre typhoïde dont on mourait ou dont on devenait idiot comme aurait dit Mac Mahon, ne frappe plus guère. De manière générale, les maladies infectieuses ne sont presque plus jamais invalidantes et les affections touchant le système cardiovasculaire ou respiratoire ainsi que les cancers bien soignés permettent une vie en de meilleures conditions qu’autrefois.

Il y a cependant un domaine où les progressions de la durée de vie en mauvaise santé sont importantes, ce sont les maladies neurodégénératives, particulièrement la maladie d’Alzheimer. Les recherches et les soins de santé aujourd’hui ne permettent que de ralentir un peu la maladie. Comme l’environnement social et de santé est meilleur, les femmes et les hommes atteints vivent plus longtemps mais pas en meilleure santé qu’auparavant.

Quelques raisons des croyances en un vieillissement nécessairement de plus en plus en mauvaise santé

Le concept d’année de vie en bonne santé est un concept assez subjectif. Nous sommes beaucoup plus exigeants aujourd’hui que par le passé en ce qui concerne la santé. De plus, nous avons souvent tendance à imaginer un « bon vieux temps » qui n’a jamais existé. Inversement, nous imaginons souvent que des progressions technologiques sont plus nocives qu’elles ne le sont (rappelons-nous combien nos ancêtres avaient peur de l’électricité, des premières locomotives, …). Tout cela est positif car nous sommes plus attentifs à la bonne santé qu’auparavant mais cela conduit à surestimer le temps de vie en mauvaise santé d’aujourd’hui par rapport au passé.

De manière plus générale, comme aujourd’hui, nous n’avons aucun choix, comme nous ne pouvons pas interrompre le mécanisme qui mène à la mort de vieillissement, c’est moins difficile psychologiquement de se dire que ne pas mourir serait pire, que nous en souffririons « mille morts ». Nous sommes comme le renard de la fable d’Esope qui tente d’attraper de beaux raisins et qui, n’y arrivant pas, se dit « Ces raisins doivent être acides ».

Jusqu’ici, pour l’humain (et aussi pour les animaux de laboratoire comme les souris), il reste impossible de dissocier, sauf très temporairement, avancée en âge et usure des corps. L’interruption du vieillissement reste impossible et donc presque inimaginable. Lorsque nous parvenons à l’imaginer, nous n’y arrivons que partiellement, nous envisageons la mort de vieillissement vaincue mais pas le mécanisme de sénescence lui-même.

Enfin, il y a une confusion entre le concept de vieillissement biologique et le concept d’entropie. Beaucoup de gens diront que la dégradation et le vieillissement sont inévitables car tout système dynamique, être vivant ou autre, finit forcément par se « dégrader ». Il est exact que tout doit s’arrêter, s’épuiser un jour, vu l’entropie mais il s’agit d’échelles de temps totalement différentes de l’échelle de temps du vivant. Les espèces vivantes, tels les séquoias ou encore les coraux qui n’ont pas de mécanismes de vieillissement ne « s’épuisent » pas par entropie. Ils ne « s’épuisent » pas non plus comme une montre parvenant au bout de son ressort ou de sa pile.

En effet, les êtres vivants ne sont pas des systèmes « fermés ». Ils absorbent des substances extérieures et ceci peut se faire pendant des millénaires. Les êtres vivants contemporains ne sont pas concernés par l’entropie qui n’aura de conséquence que dans des temps géologiques. Pour des millions et même des milliards d’années à venir, une source d’énergie de facto illimitée vient contrer l’entropie sur notre planète. Il s’agit de l’énergie du soleil.

Une vie amortelle serait presque certainement une vie en bonne santé

Le concept d’amortalité, c’est par définition la suppression des mécanismes de vieillissement provoquant le décès.

Il est théoriquement imaginable que, grâce aux progrès médicaux, un jour, nous parvenions à stopper le mécanisme de vieillissement et empêcher les décès, mais seulement pour des personnes affaiblies par l’âge.

C’est théoriquement imaginable mais, en pratique, très peu probable. Si un jour, nous parvenons à stopper les mécanismes de vieillissement, l’objectif suivant ou concomitant des chercheurs et des corps médicaux sera évidemment d’améliorer la situation physique et mentale des personnes concernées, de permettre une réjuvénation. Lorsque, dans le domaine médical, nous parvenons à vaincre une maladie (sida, cancer, …), nous cherchons aussi à obtenir une convalescence complète et nous y arrivons de plus en plus souvent, même si aujourd’hui, c’est encore pour un temps limité.

Cette évolution est souhaitable pour des questions de qualité de vie des personnes âgées et d’égalité des droits entre jeunes et vieux, mais aussi en termes économiques. Une population en croissance et en mauvaise santé serait bien plus difficile à prendre en charge par la société qu’une population avançant en âge et dont la santé s’améliore.


La bonne nouvelle du mois, une histoire personnelle : Comment je vivrai plus de 57 ans grâce aux progrès médicaux de ces dernières décennies


Le 8 mai 2019 aurait probablement été le dernier jour de l’existence de l’auteur de ces lignes (auteur principal de cette lettre) sans l’efficacité des systèmes de secours et du système de santé belge et sans les progrès technologiques de ces dernières décennies.

J’ai eu la « chance » de faire un infarctus à Bruxelles, où j’habite. L’ambulance que j’avais appelée est venue en quelques minutes et m’a emmené dans un hôpital public proche où des chirurgiens m’ont sauvé la vie par un quintuple pontage coronarien au cours d’une opération de plus de cinq heures. Et moins de vingt jours plus tard, grâce aux soins post-opératoires également brillants et à la chance que j’ai de disposer d’un bon état de santé « restant », je peux avoir des activités sociales normales, marcher des kilomètres… écrire cette lettre.

Je vous avouerais que dans l’ambulance qui m’emmenait vers ma survie, je ne me suis pas demandé si c’était bien moral de bénéficier de progrès médicaux alors qu’une personne habitant loin d’une grande ville en Afrique ou ailleurs serait très probablement morte (ou même toute personne qui n’aurait simplement pas pu atteindre les secours). Il est parfois reproché aux longévitistes d’être égoïstes. En ce sens, j’ai été égoïste. Pour le futur, qui se poursuit pour moi après le 8 mai, comme pour le passé, une de mes préoccupations reste cependant que la longévité concerne tous ceux qui le souhaitent aussi rapidement que possible.

Dans l’ambulance et à l’hôpital, je me suis dit et redit combien aujourd’hui était le meilleur moment de l’histoire de l’humanité pour vivre en meilleure santé. J’ai vu aussi combien les soins, surtout les soins d’urgence, sont remarquables. Je me suis dit aussi, aujourd’hui, plus encore qu’hier, qu’il est urgent de poursuivre les recherches, d’investir plus d’argent dans la lutte contre le vieillissement pour que de plus en plus de gens échappent à une mort « naturelle ». C’est tellement plus utile que de dépenser temps et énergie à des questions administratives, de prestige, à des questions littéralement ou littérairement cosmétiques ou encore à des conflits en comparaisons microscopiques (sachant que je ne suis certainement pas immunisé contre ces « gaspillages d’énergie », même après mon aventure aux confins de la vie!).

Je souhaite que dans un avenir le plus proche possible, ce qui a été possible pour moi le devienne pour tous sans distinction d’âge et de résidence. Je suis persuadé que si les questions de santé, de longévité et plus largement tout ce qui rend l’homme plus résilient, devenaient la priorité incontournable de ce début de 21ème siècle, les progrès pourraient être fulgurants.


Pour en savoir plus :
Voir notamment : Heales.orgsens.orglongevityalliance.org et longecity.org
Photo : Éos (l’Aurore) poursuivant Tithon